MARIE DE L’INCARNATION

MYSTIQUE ET MISSIONNAIRE: SAINTE MARIE DE L'INCARNATION (1599-1672)

(adapté des «Eléments de l’Histoire et de l Spiritualité des Ursulines» par Marie Bénédicte Rio osu)

Marie de l'Incarnation

ENFANCE
Tours, 29 Octobre 1599. Les cloches de l'église Saint-Saturnin carillonnent pour le baptême d'une petite fille née la veille. Marie Guyart est le quatrième enfant d'une famille qui en comptera huit. Florent Guyart, maître boulanger, et sa femme, Jeanne Michelet, sont gens de foi solide et de piété. La fillette grandit, au sein de ce foyer uni, vive, sensible, rieuse. Douée d'une mémoire et d'une facilité de parole étonnantes, elle tient toute la maisonnée sous le charme quand elle répète, non sans humour, les sermons entendus à l'église.
Qui pense alors, dans l'entourage de l'enfant, qu'elle deviendra une des plus grandes mystiques de ce XVIIe siècle qui en compte tant, et la première femme missionnaire?
Tout commence par un songe... Marie a sept ans.


Marie de l'Incarnation
  • Ayant levé les yeux vers le ciel, je le vis ouvert et Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, en forme humaine, en sortir et qui par l'air venait à moi qui, le voyant, m'écriai à ma compagne: "Ah! Voilà Nôtre-Seigneur! C'est à moi qu'il vient!" - Et il me semblait que cette fille ayant commis une imperfection, il m'avait choisie plutôt qu'elle qui était néanmoins bonne fille. Mais il y avait un secret que je ne connaissais pas (...) Je commençai à étendre mes bras pour l'embrasser. Lors lui, le plus beau de tous les enfants des hommes, avec un visage plein de douceur et d'un attrait indicible, m'embrassant et me baisant amoureusement me dit: "Voulez-vous être à moi?" - Je lui répondis: "Oui". Lors, ayant ouï mon consentement, nous le vîmes remonter au ciel.
    (J II, 160)



Ce n'est qu'un songe, mais l'enfant en est marquée pour la vie. Sa "pente au bien" et son désir de Dieu grandissent, concrétisant le "oui" prononcé dans le sommeil - un "oui" qui est déjà un "oui" de fiançailles. Elle choisit le Christ pour son "capitaine" et déjà elle rêve de terres étrangères où "annoncer la Parole de Dieu" (cf. J II, 171).

Rien d'étonnant si Marie, vers sa quinzième année, pense à la vie religieuse. Mais quand elle en parle à sa mère, celle-ci juge sa fille bien trop gaie pour le couvent...! Les Guyart par ailleurs, comme le faisaient tous les parents de l'époque, lui ont déjà cherché un mari. Ils l'ont trouvé en la personne d'un maître ouvrier en soie - jeune ou vieux, on ne sait. Et la jeune fille, docile, "se laissant conduire à l'aveugle par ses parents" comme par la Providence, épouse Claude Martin en 1617. Elle a dit ce "oui" par obéissance. Durant ses deux années de mariage, elle aura souvent à le redire d'une façon ou d'une autre.


EPOUSE ET MERE
"Mademoiselle Martin" travaille comme brodeuse dans l'atelier de son mari. Mais elle n'en est pas moins la maîtresse de maison. Elle se voit chargée, à 17 ans, du gouvernement d'une maisonnée qui regroupe tous les ouvriers, les ouvrières et leurs familles. Ce n'est pas si facile! La vie se complique encore du fait de la belle-mère, probablement déçue de n'être plus la "première" et qui le fait sentir; du fait aussi d'une autre femme - jalousie? ambition? - qui est la cause de grandes épreuves pour Marie (cf. 0V, 36-37) Celle-ci a été si discrète à ce sujet qu'il est impossible de savoir exactement en quoi elles ont consisté. Ce qui est sûr, c'est qu'en 1619 l'atelier est au bord de la faillite, et que le pauvre Claude Martin semble impuissant à s'en sortir.

Une joie au milieu des soucis: un petit Claude est né le 2 Avril 1619. Mais six mois plus tard la jeune Madame Martin devient veuve.


LA VISION DU SANG
Elle a 20 ans, un bébé au berceau, et, sur les bras, toutes les difficultés d'une liquidation. Elle a aussi pour elle la force que lui donnent la prière, son équilibre et son "talent de négoce". C'est durant cette période de soucis, le 24 Mars 1620, que le Seigneur se manifeste à nouveau, et de façon foudroyante.

  • Un matin que j'allais vaquer à mes affaires, que je recommandais instamment à Dieu avec mon aspiration ordinaire: "In te, Domine, speravi, non confundar in aeternum"(...) je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement…. Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j'avais commis depuis que j'étais au monde, me furent représentés en gros et en détail, avec une clarté et une distinction plus certaine que toute certitude humaine. Au même instant, je me vis plongée dans des flots de sang, et mon esprit fut convaincu que ce sang était celui du Fils de Dieu, de l'effusion duquel j'étais coupable par tous les péchés qui m'étaient représentés, et que ce Sang précieux avait été répandu pour mon salut (...)"
    (J II, 181-183)


Quand Marie revient à elle, elle se trouve devant la chapelle des Pères Feuillants. Elle entre, veut se confesser, mais on lui dit de revenir le lendemain. C'est alors qu'elle rencontre celui qui deviendra son premier directeur.

A la suite de cet événement, qu'elle appellera toujours sa "conversion", Marie rentre chez elle, "changée en une autre créature". Sa famille la pressait de se remarier, ce qui n'était que simple bon sens. Et elle hésitait. C'est fini; elle est sûre à présent. Elle renouvelle son "Oui" à Celui qui l'a attirée dès son enfance; elle fait vœu de chasteté perpétuelle, liquide l'atelier et retourne vivre chez son père. Travaillant pour élever son fils, faisant de grandes pénitences, elle s'enfonce dans la prière et dans la solitude avec Dieu.
DANS LE TRACAS DES AFFAIRES
De cette solitude, Marie ne jouit qu'un an. Car sa soeur et son beau-frère lui demandent de venir les aider. Paul Buisson est à la tête d'une entreprise de transports qui se développe rapidement et devient de plus en plus importante. Il y a là du travail pour la jeune veuve. Marie est fort tentée de refuser, mais son directeur l'engage à accepter. Pourrait-elle ne pas dire "oui"?

La voici donc en 1621 employée chez les Buisson. Une domestique comme les autres, chargée du ménage, de la cuisine et de toutes sortes de besognes matérielles - l'Esprit "lui souffle de cacher ses dons naturels" (cf. V, 41). En fait, une domestique pas du tout comme les autres: elle mène au-dedans une vie d'union intime avec son Seigneur; elle se fait la catéchiste des autres employés, leur infirmière et leur conscience. Elle prend sur eux tous un ascendant moral peu ordinaire; son influence est telle que Paul Buisson finit par la remarquer. Et lorsqu'en 1624 Madame Buisson a l'espoir d'une première maternité après quinze années de mariage, Paul, craignant pour la santé de sa femme, l'envoie à la campagne et confie la direction de l'entreprise à sa belle-sœur. (Le petit Paul naît en Juin 1624 et meurt peu après. Marie naîtra en Décembre 1626.)

A partir de 1624, Marie habite donc complètement dans la maison des Buisson. Ce sont pour elle désormais des journées et des nuits harassantes, des soucis innombrables, des responsabilités bien lourdes pour ses jeunes épaules. Rien de tout cela ne la distrait de Dieu. Au contraire, elle vit alors une expérience mystique extraordinaire:
  • Je passais presque les jours entiers dans une écurie qui servait de magasin, et quelquefois il était minuit que j'étais sur le port à faire charger ou décharger des marchandises. Ma compagnie ordinaire était des crocheteurs, des charretiers et même cinquante ou soixante chevaux dont il fallait que j'eusse le soin (...) Et cependant tous ces tracas ne me détournaient point de Dieu, mais plutôt je m'y sentais fortifiée, parce que tout était pour la charité et non pour mon profit particulier. Je me voyais quelquefois si surchargée d'affaires que je ne savais par où commencer. Je m'adressais à mon refuge ordinaire en lui disant: « Mon amour, il n'y a pas moyen que je fasse toutes ces choses, mais faites-les pour moi, autrement tout demeurera"(...) Toutes mes austérités ne m'appesantissaient point le corps; j'étais fort joyeuse avec ceux avec qui il me fallait être, et on croyait que je me plaisais avec eux; mais c'était l'union que j'avais avec Dieu qui me rendait ainsi gaie et allègre, car je ne trouvais rien de plaisant dans le monde."
    (V, 55-56; J II, 162-163)


Et encore:
  • [Nôtre-Seigneur] me faisait courir en ses voies, parmi les choses les plus grossières et matérielles, où, étant appliquée de corps, l'esprit était continuellement lié au suradorable Verbe Incarné. Si l'horloge sonnait, j’étais contrainte de le compter sur les doigts, parce que cet intervalle de compter, quoique ce fût par nécessité, mettait de l'interruption à mon colloque amoureux avec mon Bien-Aimé. S'il fallait parler au prochain, mon regard ne sortait point de Celui que j'aimais; lorsque le prochain me répondait, mon colloque recommençait; et l'attention à ce qui était nécessaire ne m'ôtait point celle que j'avais à Dieu. Il en était de même de mes écritures, où mon attention était double: à mon divin Objet et à la chose dont il était question. Lorsqu'il fallait prendre de l'encre en la plume, ce temps était précieux, car l'esprit et le cœur en profitaient pour faire leur colloque. Enfin, que tout le monde fût présent, rien n'était capable de me divertir"
    (J II, 231)


Cette "grande application à Dieu" n'empêche pas Marie de passer par des obscurités douloureuses qui alternent avec des grâces de lumière intense. Au début de 1625, elle voit son cœur enchâssé dans le Cœur du Christ; elle se trouve "appliquée" aux mystères du Verbe Incarné.

  • Une fois j’expérimentai qu’on avait ravi mon cœur et qu’on avait enchâssé dans un autre cœur, et qu’encore que ce fut deux cœurs, ils étaient si bien ajustés que ce n’était qu’un, une vois intérieure me dit : »C’est ainsi que se fait cette union des cœurs. » Je ne sais si je dormais ou veillais ; mais, revenant à moi-même, je fus plusieurs jours dans un état d’union avec Notre Seigneur qui se passait dans mon cœur.
    (J II, 228.9)


La même année, le lundi de la Pentecôte, une vision de la Très Sainte Trinité fait naître en elle un ardent désir d'union, désir qui est à la fois joie et tourment.

  • Un matin, le lundi de la Pentecôte (1625) entendant la messe dans la chapelle des Révérends Pères Feuillants, qui était le lieu où j’allais faire mes dévotions et où Notre Seigneur m’a fait ses plus signalées faveurs, ayant les yeux levés vers l’autel….en un moment mes yeux furent fermés et mon esprit élevé et absorbé en la vue de la très sainte et auguste Trinité, en une façon que je ne puis pas exprimer. En ce moment, toutes les puissances de mon âme furent arrêtées et souffrantes l’impression qui leur était donnée de ce sacré mystère, laquelle impression était sans forme ni figure, mais plus claire et intelligible que toute lumière, qui me faisait connaître que mon âme était dans la vérité, laquelle, dans un moment, me fit voir le divin commerce qu’ont ensemble les trois divines Personnes : l’amour du Père, lequel se contemplant soi-même engendre son Fils, ce qui a été de toute éternité et sera éternellement ; mon âme était informée de cette vérité d’une façon ineffable qui me fait perdre tout mot, elle était abîmée dans cette lumière. Ensuite elle entendait l’amour mutuel du Père et du Fils produisant le Saint-Esprit, ce qui se faisait par un réciproque plongement d’amour, sans mélange d’aucune confusion……en un moment, sans intervalle de temps, je connais l’unité, les distinctions et les opérations dans elles-mêmes et hors d’elles-mêmes….Mon âme était tout perdue en ces grandeurs, et il semblait que la divine Majesté se plût de l’illuminer de plus en plus…..Cette occupation dura l’espace de plusieurs messes. Me ressouvenant de moi-même, je me trouvai à genoux en la même posture que j’étais lorsqu’elle commença.
    (J II, 233-236)


Durant la Semaine Sainte, en 1626, elle reçoit une connaissance toute particulière des Attributs divins. Le jour de la Pentecôte de 1627, lors d'une deuxième vision trinitaire, son désir d'union se voit réalisé dans le mariage mystique avec le Verbe Incarné.

  • Un matin, étant en oraison, Dieu absorba mon esprit en lui par un attrait extraordinairement puissant. Je ne sais pas en quelle posture demeura mon corps. La vue de la très auguste Trinité me fut encore communiquée…La première fois, l’impression que j’en avais eue avait fait son principal effet dans l’entendement et ……. il semblait que la divine Majesté me l’avait faite pour m’instruire et m’établir et me disposer à ce qu’elle me voulait faire ensuite ; mais en cette occasion ici…..la volonté emporta le dessus, parce que la grâce présente était toute pour l’amour, et par l’amour mon âme se trouva tout en sa privauté et en la jouissance d’un Dieu d’amour.
    Donc, comme étant abîmée en la présence de cette suradorable Majesté, Père, Fils et Saint-Esprit, en la reconnaissance et confession de ma bassesse, en lui rendant mes adorations, la sacrée Personne du Verbe divin me donna à entendre qu’il était vraiment l’Epoux de l’âme fidèle. J’entendais cette vérité avec certitude, et la signification qui m’en était donnée m’était préparation prochaine de la voir effectuer en moi. En ce moment, cette suradorable Personne s’empara de mon âme, et, l’embrassant avec un amour inexplicable, l’unit à soi et la prit pour son épouse. …….. Etant dans les grandeurs et dans les amours du Verbe, je me voyais impuissante de rendre mes hommages au Père et au Saint-Esprit, parce qu’il tenait mon âme et toutes ses puissances captives en lui, qui était mon Epoux et mon Amour, qui la voulait toute pour lui. Dans l’excès de son divin amour et de ses embrassements, il me permettait néanmoins de porter mes regards de fois à autres, au Père et au Saint-Esprit.
    (J II 251-253)


Vient ensuite un "martyre d'amour"; puis, en 1628, c'est un état dont Marie pourra écrire:
  • Mon esprit de plus en plus s'allait simplifiant pour faire moins d'actes intérieurs et extérieurs (...) C'est une chose si simple et si délicate qu'elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler et faire ce que l'on veut, et néanmoins cette occupation foncière demeure toujours, et l'âme ne cesse pas d'être unie à Dieu"
    (V, 152; J I, 234)
LA VOCATION RELIGIEUSE
Ne nous étonnons pas si Marie se sent de plus en plus attirée par le cloître. Au cours des années, elle a pensé aux Carmélites, établies à Tours en 1608, puis aux Feuillantines; ces Ordres contemplatifs ne pouvaient manquer de la séduire. Mais elle a ressenti très vite un autre attrait:
  • Dès que Dieu m'eut donné les premières et fortes impressions de quitter le monde, ce fut d'être Ursuline, parce qu'elles étaient instituées pour aider les âmes, chose à laquelle j'avais de puissantes inclinations, mais il n'y en avait point encore à Tours en ce temps-là (...) j'avais seulement entendu parler d'elles (...)
    Cependant, les Révérendes Mères Ursulines s'étant venues loger où elles sont à présent, toutes les fois que je passais devant leur monastère, je sentais en moi une telle émotion qu'il semblait que mon cœur se dût arrêter en cette place avec une affection d'y demeurer. Je ne voulais pourtant pas tant m'y affectionner parce que j'appréhendais de m'attacher à une chose dont je n'eusse pu venir à bout. Ainsi, je tâchais de faire évanouir ces sentiments de mon esprit et d'en perdre l'estime, bien que je fisse souvent réflexion sur les pensées que Nôtre-Seigneur me donnait sur l'utilité de cet Ordre et combien il ravit d'âmes d'entre les mains de Satan. Il m'était avis que je devais faire plus état de cela que de toutes les austérités des autres, et que Sa bonté m'ayant fait parmi les embarras du siècle toutes les faveurs dont j'ai parlé, cet Ordre me serait plus propre qu'aucun autre, la conversation avec le prochain y étant encore conforme à celle que Nôtre-seigneur a eue ici-bas dans l'instruction des âmes. Je pesais beaucoup cette considération et je la trouvais d'un grand poids"
    (V, 162...165; J I, 261-262)


"J'appréhendais de m'attacher à une chose dont je n'eusse pu venir à bout"! On la comprend. Son rôle chez les Buisson... et Claude! Claude surtout! Il faudra l'encouragement unanime des Feuillants, du Supérieur des Ursulines et de l'Archevêque de Tours; il faudra l'assurance formelle des Buisson qu'ils prendront soin du garçonnet; il faudra aussi la voix de Dieu: "Hâte-toi, il est temps; il ne fait plus bon pour toi dans le monde", pour que Marie franchisse enfin la porte du monastère, le 25 Janvier 1631.

Quitter son fils est pour elle un arrachement. Elle en frémira encore à la fin de sa vie. Le désespoir de l'enfant - désespoir attisé, on peut bien le penser, par l'oncle Buisson - transforme en agonie les premiers jours de Marie au couvent. Claude ne cesse de venir réclamer sa mère au parloir; il profite de travaux en cours pour s'introduire dans la clôture; en compagnie de camarades il vient faire le siège de la porterie et hurler à la porte: "Rendez-moi ma mère!" Pauvre mère! Elle s'attend à être renvoyée à cause de ce scandale. Mais une assurance intérieure lui est donnée: Dieu lui-même prendra soin de ce fils tant aimé. Quant au père de Marie, bien chagriné, lui aussi, il mourra durant l'été de 1631.


AU MONASTERE DE TOURS
Claude s'est calmé; et Marie se prépare à la vêture fixée au 25 Mars. Elle a toujours aimé les cérémonies de l'Eglise, les offices et les processions. Elle a lu et savouré les psaumes dont elle tirait volontiers des oraisons jaculatoires ("In te Domine speravi.."). A présent, elle goûte plus que jamais profondément la psalmodie, la liturgie; elle met sa joie à suivre la vie commune; elle se sent dans son élément. Son union à Dieu s'approfondit encore; et le 17 Mars, durant l'oraison du soir, elle est de nouveau emportée dans le mystère de la Trinité: le Père, le Fils et l'Esprit Saint se communiquent à elle pour la posséder entièrement. Elle se voit "comme un pur néant abîmé dans le Tout"
(J II, 285-287).

  • Un jour, à l’oraison du soir, au même moment qu’on eut donné le signal pour commencer, j’étais à genoux en ma place du chœur, un soudain attrait ravit mon âme. Lors, les trois Personnes de la très sainte Trinité se manifestèrent de nouveau à elle, avec l’impression des paroles du suradorable Verbe Incarné : Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimera; nous viendrons à lui et nous ferons une demeure chez lui. Cette impression portait les effets de ces divines paroles et les opérations des trois divines Personnes en moi, plus éminemment que jamais ; et elles me les donnèrent à connaître et à expérimenter dans une pénétration d’elles à moi. Et la très sainte Trinité, en son unité, s’appropriait mon âme comme une chose qui lui était propre et qu’elle avait rendue capable de sa divine impression et des effets de son divin commerce.
    En ce grand abîme, il m’était signifié que je recevais lors la plus haute grâce de toutes celles que j’avais reçues au passé, dans les communications des trois divines Personnes. Cette signification était plus distincte et intelligible que toute parole, en cette sorte : «La première fois que je me manifestai à toi, c’était pour instruire ton âme dans ce grand mystère ; la seconde fois, c’était à ce que le Verbe prît ton âme pour son épouse ; mais à cette fois, le Père et le Fils et le Saint-Esprit se donnent et communiquent pour posséder entièrement ton âme.» Et lors, l’effet s’en ensuivit, et comme les trois divines Personnes me possédaient, je les possédais aussi dans l’amplitude de la participation des trésors de la magnificence divine. Le Père Eternel était mon Père ; le Verbe suradorable, mon Epoux, et le Saint-Esprit, Celui qui par son opération agissait en mon âme.
    (J II, 285-287)


Cette troisième extase trinitaire est le prélude à une longue nuit. Le noviciat de Marie de l'Incarnation - c'est son nom désormais - se passe dans les tentations, les doutes, les sentiments amers. Son directeur a quitté la ville et nul de la comprend. De temps en temps, quelques éclairs de joie, comme c'est le cas au moment de sa profession qui a lieu le 25 Janvier 1633. Court répit. Mais la Providence alors envoie à la jeune professe un Jésuite expérimenté, le Père Georges de la Haye, qui reconnaît le caractère surnaturel des épreuves que subit sa pénitente; l'ayant rassurée, il lui ordonne de mettre par écrit le récit de toutes les grâces qu'elle a reçues de Dieu. Cette "Relation de 1633" servira plus tard à Dom Claude Martin, avec celle de 1654 à lui-même adressée, pour écrire la vie de Marie de l'Incarnation. A l'automne de 1633, les peines ont disparu. Marie de l'Incarnation a retrouvé la paix. Et pourtant elle n'est pas pleinement comblée; elle se sent dans la communauté "comme en un lieu de refuge" en attendant que le Seigneur lui manifeste ses desseins.

LA VOCATION MISSIONNAIRE – SPIRITUALITE APOSTOLIQUE
Ce qu'il commence à faire à la Noël de 1633, une fois encore au cours d'un songe (J II, 303-305). Marie se voit en compagnie d'une dame séculière inconnue, marchant à grand peine vers un pays de brumes "autant pitoyable qu'effroyable", où la Vierge Mère de Dieu l'attend, parlant d'elle à son Fils. Elle se réveille "portant au cœur une paix et une douceur extraordinaires", sans pourtant comprendre le sens d'un tel rêve.

  • Une nuit, après un discours familier que j’avais eu avec lui, en dormant, il me fut représenté en songe que j’étais avec une dame séculière que j’avais rencontrée par je ne sais quelle voie. Elle et moi quittâmes le lieu de notre demeure ordinaire. Je la pris par la main et, à grand pas, je la menai après moi, avec bien de la fatigue parce que nous trouvions des obstacles très difficiles qui s’opposaient à notre passage et nous empêchaient d’aller au lieu où nous aspirions. Mais je ne savais où ni les chemins. Or cependant, je franchissais tous ces obstacles en tirant après moi cette bonne dame. Enfin, nous arrivâmes à l’entrée d’une belle place, à l’entrée de laquelle il y avait un homme vêtu de blanc, et la forme de cet habit comme on peint les Apôtres. Il était le gardien de ce lieu. Il nous y fit entrer et, par un signe de main, nous fit entendre que c’était par là où il fallait passer, n’y ayant point d’autre chemin que celui-là où il nous introduisait, nous marquant le lieu. Et lors, je comprenais intérieurement quoiqu’il ne parlât pas, que c’était là. J’entrai donc en cette place avec ma compagne. Ce lieu était ravissant. Il n’avait point d’autre couverture que le ciel ; le pavé était comme de marbre blanc ou albâtre, tout par carreaux avec des liaisons d’un beau rouge. Le silence y était, qui faisait partie de sa beauté. J’avançai dedans, où de loin, à main gauche, j’aperçus une petite église de marbre blanc ouvragé, d’une belle architecture à l’antique, et, sur cette petite église, la Sainte Vierge qui y était assise, le faîte étant disposé en sorte que son siège y était placé. Elle tenait son petit Jésus entre ses bras sur sin giron. Ce lieu était très éminent, au bas duquel il y avait un grand et vaste pays, plein de montagnes, de vallées et de brouillards épais qui remplissaient tout, excepté une petite maisonnette qui était l’église de ce pays là, qui seule était exempte de ces brunes.
  • Vitraux à Matane Eglise du Bon Pasteur
  • La sainte Vierge, mère de Dieu, regardait ce pays, autant pitoyable qu’effroyable. A l’abord, je l’ai trouvai aussi inflexible que le marbre sur lequel elle était assise. Il y a avait un chemin étroit pour descendre en ce grand pays. Ma compagne, qui me suivait comme je la tirais par la main, dès que j’eus aperçu la sainte Vierge, par un tressaillement d’affection, quittant la main de cette bonne dame, je courus vers cette divine Mère et étendis mes bras, en sorte qu’ils pouvaient atteindre aux deux bouts de cette petite église, sur laquelle elle était assise. J’attendais, par désir, quelque chose d’elle. Comme elle regardait ce pauvre pays, je ne pouvais voir que par derrière. Lors, je la vis devenir flexible et regarder son béni Enfant, auquel sans parler elle faisait entendre quelque chose important à mon cœur. Il me semblait qu’elle lui parlait de ce pays et de moi et qu’elle avait quelque dessein à mon sujet, et moi, je soupirais après elle, ainsi mes bras étant étendus. Lors, avec une grâce ravissante, elle se tourna vers moi et, souriant amoureusement, elle me baisa sans me dire mot, puis elle se tourna vers son Fils et lui parlait encore intérieurement, et j’entendais en mon esprit qu’elle avait du dessein sur moi, duquel elle lui parlait. Lors, pour la deuxième fois, elle se tourna vers moi et me baisa derechef, puis elle communiquait à son très adorable Fils et ensuite me baisa pour la troisième fois, remplissant mon âme par ses caresses d’une onction et d’une douceur qui est indicible. Puis elle recommença de parler de moi comme auparavant. Je ne pourrais jamais décrire la ravissante beauté et douceur du visage de cette divine Mère. Elle était comme à l’âge qu’elle allaitait notre très adorable petit Jésus. Ma compagne s’était arrêtée deux ou trois pas descendant en ce grand pays, d’où elle regardait la très sainte Vierge qu’elle pouvait voir à côté.
    Je me réveillai, portant en mon cœur une paix et douceur extraordinaire qui me dure quelques jours, m’unissant à Notre Seigneur et à l’amour de la très sainte Vierge. Je ne savais néanmoins ce que voulait dire ce qui s’était passé et qui m’avait laissé une si grande impression et de tels effets en mon âme : le tout étant un grand secret pour moi.
    (J II, 303-306)


Peu après elle reçoit une grâce qui va orienter tout le reste de sa vie:
  • Donc, à l'âge de 34 à 35 ans, j'entrai en l'état qui m'avait été comme montré et duquel j'étais comme dans l'attente. C'était une émanation de l'esprit apostolique qui n'était autre que l'esprit de Jésus-Christ, lequel s'empara de mon esprit pour qu'il n'eût plus de vie que dans le sien et par le sien, étant toute dans les intérêts de ce divin et suradorable Maître et dans le zèle de sa gloire, afin qu'il fût connu, aimé et adoré de toutes les nations qu'il avait rachetées de son Sang précieux. Mon corps était dans notre monastère, mais mon esprit qui était lié à l'Esprit de Jésus ne pouvait être enfermé. Cet Esprit me portait en esprit dans les Indes, au Japon, dans l'Amérique, dans l'Orient, dans l'Occident, dans les parties du Canada et dans les Hurons, et dans toute la terre habitable où il y avait des âmes raisonnables que je voyais toutes appartenir à Jésus-Christ. Je voyais, par une certitude intérieure, les démons triompher de ces pauvres âmes qu'ils ravissaient au domaine de Jésus-Christ (...) Sur ces vues et certitudes, j'entrais en jalousie, je n'en pouvais plus, j'embrassais toutes ces pauvres âmes, je les tenais dans mon sein, je les présentais au Père Eternel, lui disant qu'il était temps qu'il fît justice en faveur de mon Epoux (...)"."Je me promenais en esprit dans ces grandes vastitudes et j'y accompagnais les ouvriers de l'Evangile, auxquels je me sentais unie étroitement (...) et il m'était avis que j'étais une même chose avec eux. Quoique corporellement je fusse en l'actuelle pratique de mes règles, mon esprit ne désistait point de ses courses, ni mon cœur, par une activité amoureuse plus vite que toute parole, de presser le Père Eternel pour le salut de tant de millions d'âmes.
    (V, 300-301; J II, 309-313)


Nommée sous-maîtresse des novices en Janvier 1634, Marie les prépare à leur future tâche de catéchistes, tout en leur communiquant le zèle missionnaire qui la brûle. Elle parle des missions aux sœurs, aux élèves, à qui vient la trouver au parloir. Et elle continue de prier; elle s'épuise en supplications. Elle ne sait pas encore que sa prière est imparfaite...

  • Une nuit que je lui représentais cette grande affaire, je connus, par une lumière intérieure, que sa divine Majesté ne m'écoutait point (...) Cela me piqua le cœur d'une angoisse extrême (...). Je me consommais à ses pieds, je m'abîmais au centre de ma bassesse et de mon néant, afin qu'il plût à sa divine Bonté de mettre en moi ce qui lui plairait davantage, à ce qu'elle m'exauçât en faveur de mon Epoux. Lors, j'expérimentai un écoulement et un rayon divin en mon âme qui fut suivi par ces paroles: "Demande-moi par le Cœur de Jésus, mon très aimable Fils, c'est par Lui que je t'exaucerai."
    (V, 305-306; J II, 314-315)


Marie n'oubliera jamais la divine leçon. Désormais, c'est toujours "par le Cœur de Jésus-Christ" qu'elle demandera au Père Eternel la conversion des âmes. Et voici que, peu après, elle expérimente le rapt .de sa volonté par Dieu (J II, 323-325). Dorénavant, ce sera le Christ qui priera en elle, qui voudra en elle.

Par ailleurs, le songe de 1633 s'éclaire: au début de 1635, alors que Marie de l'Incarnation est en prière devant le Saint Sacrement, la vision du pays mystérieux se renouvelle, accompagnée d'une explication et d'un ordre: "C'est le Canada que je t'ai fait voir; il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus et à Marie".

A présent, elle sait. Mais que faire? Le Père Jésuite à qui elle parle la rebute. Alors, pour le moment, Marie ne fait rien. Cette affaire n'est pas la sienne, mais celle de Dieu; elle attend donc dans la paix, sa volonté perdue dans la volonté divine. Ne rien faire... attendre dans la paix... une façon de dire, car elle écrit, et beaucoup, pour essayer d'intéresser qui de droit; elle enflamme le zèle des pensionnaires dont elle vient de recevoir la charge, celui des novices et celui des religieuses de la communauté. Et elle attend... Elle attendra quatre ans car les obstacles sont nombreux; les réticences de l'entourage aussi. Elle-même ne doute pas. Et de fait, à son heure, la Providence intervient - et par des moyens inattendus.

VERS LE CANADA
Madeleine de Chauvigny, dame de la Peltrie, est une jeune veuve d'Alençon qui a décidé de consacrer sa fortune à une fondation en terre canadienne. Pour y arriver, il lui faut user de subterfuges romanesques, faire croire qu'elle se remarie, chercher des appuis haut placés, obtenir des autorisations nombreuses, lutter pied à pied avec les supérieurs religieux et ecclésiastiques. La voici enfin qui se présente à la porte du monastère de Tours. Au parloir, stupeur de Marie de l'Incarnation: elle reconnaît en Madame de la Peltrie la dame de son rêve. Dès lors, tout va vite; le départ pourra avoir lieu dans quelques jours…..des jours que marque la souffrance:
  • J'eus une vue de ce qui me devait arriver en Canada. Je vis des croix sans fin, un abandon intérieur de la part de Dieu et des créatures en un point très crucifiant; que j'allais entrer en une vie cachée et inconnue. Il m'était avis que la Majesté de Dieu me disait par une insinuante pénétration: "Allez, il faut que vous me serviez maintenant à vos dépens (...)". Je ne puis dire l'effroi qu'eut mon esprit et toute ma nature en cette vue (...) Je me trouvai comme une personne seule qui expérimentait déjà la solitude affreuse d'esprit que je devais souffrir dans le dessein que Dieu avait sur moi"
    (V, 367; J II, 348-349)


Et, bien sûr, Marie souffre à la pensée de son fils de 20 ans qu'elle sait ne devoir plus jamais revoir et que, volontairement, elle n'a pas prévenu.

Le 22 Février 1639, Marie de l'Incarnation, accompagnée d'une jeune soeur de 22 ans, Marie de Saint-Joseph, quitte à jamais son monastère.

Elle ne se doute pas du choc qui l'attend à Orléans: Claude, averti par la tante Buisson, arrête sa mère et cherche à empêcher son départ... Quels mots ne doit-elle pas s'arracher du cœur pour le calmer! Le fait est que le jeune homme s'apaise et consent, lui aussi, au sacrifice. Pour elle, "il me semblait que mes os se déboîtaient", dira-t-elle plus tard.

A Paris, Madame de la Peltrie essaiera en vain d'avoir une Ursuline parisienne pour la fondation: opposition de l'Archevêque. Mais la Reine, Anne d'Autriche, et de grands personnages de la Cour et de la capitale s'intéressent à l'aventure et promettent aide et protection. Les couvents, eux, promettent prière et sacrifices.

A Dieppe, la petite troupe s'adjoint Mère Cécile de Sainte-Croix, de la Congrégation de Paris, et trois Augustines qui partent, elles, fonder un Hôtel-Dieu grâce à la Duchesse d'Aiguillon.
Et c'est une traversée épique de trois mois: mal de mer, tempêtes, danger d'une rencontre avec les Espagnols, perfidie de la brume et, surtout, l'effroi dû à cet iceberg, évité de justesse, qui plonge tout le monde dans la terreur - tout le monde sauf Marie dont "toute la pente est dans la volonté de Dieu".

EN NOUVELLE FRANCE
Le 1er Août 1639, les missionnaires arrivent enfin à Québec. Champlain a jeté les fondements de la ville en 1633. Mais il n'y a pour l'instant que le fort (à vrai dire peu imposant), de rares maisons de pierre et des cabanes de rondins; environ 250 colons français. Un certain nombre d'Algonquins se sont établis à Sillery, à une lieue de Québec. Les autres tribus indiennes sont nomades. Celle des Iroquois est, et sera encore longtemps la terreur de la colonie.

L'accueil du Gouverneur et des colons est enthousiaste, sans parler de celui des Jésuites. Les conditions de vie, elles, sont des plus éprouvantes: deux petites pièces, qui ne protègent ni de la pluie ni du vent, et servent à tout; climat très rude; nourriture étrange; menace fréquente de famine; crainte de guerre, souvent justifiée; adaptation à la saleté des petites indiennes, à leur odeur, à leur psychologie déconcertante; apprentissage, oh! combien difficile! des langues indigènes... Mais quelle joie aussi quand une jeune femme "sauvage" se convertit et reçoit le baptême: "Je lui fis donner le nom de notre première mère, sainte Angèle, estimant que cela lui était dû puisque Dieu l'avait convertie dans une maison de ses filles" (0, 165).

Marie de l'Incarnation ne cessera plus de "consommer sa vie pour le service de Dieu et des pauvres sauvages". Travaux et tracas sans nombre forment son lot quotidien, tandis que sa vie mystique va s'approfondissant et se simplifiant de plus en plus.

TRAVAUX ET TRACAS
Pour enseigner le catéchisme aux filles et aux femmes indiennes, Marie apprend le montagnais, l'algonquin et le huron. Elle se mettra à l'iroquois vers l'âge de 70 ans. Elle donne des leçons à ses jeunes sœurs; et, pour aider ses élèves et les religieuses qui viendront plus tard, elle compose en ces langues "barbares" dictionnaires, grammaires et catéchismes.

Elle reçoit dans ses classes les jeunes Françaises de la colonie, des demoiselles pas faciles à ce qu'il semble, puisque trente d'entre elles lui donnent plus de mal que soixante en France. Son parloir ne désemplit pas: religieux, habitants de Québec, à commencer par les autorités, visiteurs de France, voyageurs de passage viennent demander des prières ou quêter des conseils; l'influence de l'Ursuline sur l'évolution de la colonie est considérable.

Et puis elle écrit. Elle entretient une correspondance abondante et suivie avec son fils, avec les Jésuites missionnaires du Canada même, avec ses sœurs de Tours et de nombreux couvents de France, avec sa propre famille. Elle écrit à ces grands personnages rencontrés à Paris qui ont promis aide et protection; elle sait les remercier, les tenir au courant de ce qui se passe, maintenir vivant leur intérêt, et tendre la main aussi. Elle le fait dans des lettres souvent pittoresques, rédigées à la hâte et dans des conditions de total inconfort.

Oui les travaux ne manquent pas.

Les tracas non plus. Celle qui ne cessera d'être soit supérieure soit "dépositaire", c'est-à-dire chargée du matériel, comprendra alors combien les événements de sa vie passée ont été providentiels:
  • Je vois et j'expérimente que tous les états, épreuves, travaux et enfin tout ce qui s'est passé chez mon [beau] frère à mon égard, était une disposition pour me former pour le Canada; c'a été mon noviciat, duquel néanmoins je ne suis pas sortie parfaite, mais pourtant, par la miséricorde de Dieu, en état de porter les tracas et les travaux du Canada.
    (V, 56; J II, 485)


C'est le problème des Constitutions: deux sœurs de Paris sont venues rejoindre le petit groupe en 1640. Mais "Paris" et "Tours" n'ont pas les mêmes Constitutions. Il faut une adaptation; d'autant plus que certaines coutumes, normales en France, ne sont absolument pas applicables au Canada.

Ce sont les soucis financiers, toujours présents, mais accrus encore en 1641 par le départ à Montréal de Madame de la Peltrie - un coup de tête dont elle reviendra: elle rentrera à Québec fin 1643, début 1644.

C'est la construction du monastère - et il faut tout faire venir de France, matériaux et ouvriers, sans compter une grande partie de la nourriture. Puis c'est l'incendie de ce pauvre couvent à la Noël 1650 et ce sont les difficultés de la reconstruction.

C'est la guerre aussi, les incursions des Iroquois (1646-1649), et le martyre de plusieurs Pères Jésuites.

Ce sont des accrochages avec le premier évêque de la Nouvelle France au sujet des règlements de la communauté. A l'intérieur de celle-ci ce sont des souffrances d'un autre ordre; et c'est le retour en France de deux religieuses.

Ce sont les secousses sismiques (1663); c'est le souci causé à la missionnaire par les ravages que l'eau-de-vie produit parmi les tribus, et ce sont ses interventions auprès du Gouverneur (0, 681).

Et c'est le souci constant de la mère qui pense au fils qu'elle a quitté, ce fils qui a eu bien du mal à trouver sa voie, mais qui a fini par entrer en 1641 chez les Bénédictins. Claude, cependant, n'a pas le bel optimisme naturel de sa mère qui devra le soutenir sans cesse de son affection et de ses lettres. Grâce à la direction maternelle, à la fois très élevée et très réaliste, Dom Claude Martin deviendra un saint moine. C'est en réponse à une demande réitérée de sa part que Marie écrit, en 1654, une seconde Relation de sa vie spirituelle. Elle aide aussi de ses conseils sa nièce, Marie Buisson, entrée elle-même chez les Ursulines de Tours en 1644 et devenue religieuse sous le même nom que sa tante.

VIE MYSTIQUE
Dans la "Relation de 1654", Marie explique comment, dès son arrivée au Canada, elle eut à souffrir une longue nuit de sept années durant laquelle tout lui est croix. Marie est comme plongée dans un enfer; elle ressent une extrême aversion pour ses sœurs; elle connaît des tentations de désespoir. Elle est aidée dans cette épreuve par le Père Jérôme Lalemant, Jésuite, qui lui permet, en 1645, de faire le vœu de chercher en tout la plus grande gloire de Dieu.

Le Père Lalemant l'a aidée aussi à rédiger les Constitutions du monastère canadien. Elles sont achevées en 1647. Et, cette même année, la lumière revient dans l'âme de Marie, soudainement, le jour de l'Assomption. En 1650, elle est capable d'accueillir l'incendie du couvent avec des mots de bénédiction et d'abandon. En 1653, quand le Canada semble perdu, elle prononce le vœu de victime "pour tout ce désolé pays". Résistant aux pressions qui viennent de France pour que les Ursulines quittent le Canada, Marie de l'Incarnation, forte de l'assurance intérieure, continue de rebâtir - et la Sainte Vierge lui tient compagnie:
  • Je n'eus pas plutôt commencé que je ressentis son assistance d'une façon et manière fort extraordinaire qui était que je l'avais continuellement présente. Je ne la voyais pas des yeux du corps ni par vision imaginaire, mais en la manière que le suradorable Verbe Incarné me fait l'honneur et la miséricorde de se communiquer à moi, par union, amour et communication actuelle et continuelle, que je n'avais jamais expérimentée au regard de la très sainte Mère de Dieu qu'en cette occasion, quoique je lui eusse toujours eu une grande dévotion. Mais ici, outre cette union que j'avais avec elle dans mon intérieur qui me faisait lui parler par mon amoureuse activité très simple et très intense au fond de mon âme, comme à son très aimé Fils, je la sentais sans la voir auprès de moi, m'accompagnant partout dans les allées et venues qu'il me convenait faire dans le bâtiment depuis qu'on eut commencé d'abattre les masures jusqu'à la fin de l'œuvre. Chemin faisant, je m'entretenais avec elle, lui disant: "Allons, ma divine Mère, allons voir nos ouvriers". Selon les occurrences j'allais en haut, en bas, sur les échafaudages, sans crainte, en l'entretenant de la sorte".
    (V, 588-589; J II, 440-441)


Quant à sa vie profonde, elle est de plus en plus simple et dépouillée. Ecoutons-la dans deux de ses dernières lettres à Claude:
  • Octobre 1668. "Je n'ai plus de paroles aux pieds de la divine Majesté. Mes oraisons ne sont autres que ces mots: Mon Dieu, mon Dieu, soyez béni, ô mon Dieu. Mes jours et mes nuits se passent ainsi, et j'espère que sa Bonté me fera expirer en ces mots, et qu'elle me fera mourir comme elle me fait vivre. J'ai dit, en ces mots; je dirai mieux, en ces respirs, qui ne me permettent pas de faire aucun acte; et je ne sais comment il faut dire quand il est question de parler de choses aussi nues et aussi simples que celles-ci, qui consomment mon âme dans son souverain et unique bien, dans son simple et unique tout"
    (V, 713; 0, 826)
  • Deux ans après. "Je me vois perdue par état dans sa divine Majesté qui, depuis plusieurs années, me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C'est une espèce de pauvreté d'esprit qui ne me permet pas de m'entretenir avec les Anges ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foi. Je veux quelquefois me distraire moi-même de mon fond pour m'y arrêter et m'égayer dans leurs beautés comme dans des choses que j'aime beaucoup; mais aussitôt je les oublie; et l'Esprit qui me conduit me remet plus intimement dans mon fond où je me perds en Celui qui me plaît plus que toutes choses (...) L'âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n'ont point de bornes: il n'y a rien de matériel, mais une foi toute pure et toute nue qui dit des choses infinies"
    (V, 717; 0, 896-897)


VERS L'UNION CONSOMMEE
Lorsque Marie écrit ces lignes, elle a 70 ans; il lui reste deux années à passer sur cette terre. Elle a toujours été solide et forte; en 1645, cependant, elle a été très malade; et de nouveau en 1657, gravement cette fois. Elle s'est remise. Depuis 1664, cependant, elle est la proie de souffrances presque continuelles auxquelles elle a été préparée par un songe prophétique - encore un! Elle n'en a pas moins poursuivi son labeur. En 1671 elle voit mourir Madame de la Peltrie, puis elle tombe elle-même sérieusement malade et doit consentir à s'aliter le Vendredi Saint 1672. Sachant que sa fin est proche, elle ouvre sa chambre à ses chères petites sauvages pour leur sourire et les bénir une dernière fois. Et le 30 Avril 1672, serrant son crucifix sur son cœur, elle entre enfin dans la joie de son "grand Dieu"!

Sa vie n'est-elle pas une illustration magnifique de l'encouragement donné par sainte Angèle:
  • Agissez, empressez-vous, croyez, faites des efforts, espérez, criez vers Dieu du fond de votre cœur; orientant tout vers la gloire de sa Majesté et vers le bien des âmes, sans aucun doute, vous verrez des merveilles. (Pr. A).


Et sainte Angèle, dans sa Règle, avait recommandé à ses filles une prière toute pétrie d'esprit apostolique:
  • Daigne, Seigneur, pardonner les péchés (...) du monde entier, je t'en supplie par ta Passion sacrée, ton Sang précieux répandu par amour pour nous (...) Seigneur, mon cœur souffre et se fend à la pensée de ces pauvres créatures qui, dans leur aveuglement, ne te connaissent pas, ni ne se préoccupent de participer à ta Passion sacrée. Volontiers, je répandrais mon sang si cela suffisait à guérir la cécité de leur esprit. (R. V).


Et Marie de l'Incarnation, comme en écho, présente au Père Eternel sa prière quotidienne:
  • C'est par le Cœur de mon Jésus, ma voie, ma vérité et ma vie, que je m'approche de vous, ô Père Eternel. Par ce divin Cœur je vous adore pour tous ceux qui ne vous adorent pas; je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas; je vous reconnais pour tous les aveugles volontaires qui par mépris ne vous reconnaissent pas. Je veux par ce divin Cœur satisfaire au devoir de tous les mortels. Faisant en esprit le tour du monde, j'y cherche toutes les âmes rachetées du Sang très précieux de mon divin Epoux. Je veux vous satisfaire pour toutes par ce divin Cœur. Je les embrasse pour vous les présenter par lui, et par lui je vous demande leur conversion. Eh quoi, Père Eternel! voulez-vous bien souffrir qu'elles ne connaissent pas mon Jésus? Permettrez-vous qu'elles ne vivent pas en Celui qui est mort pour tous? Vous voyez, ô Père, qu'elles ne vivent pas encore. Ah! faites qu'elles vivent par ce divin Cœur.
    Sur cet adorable Cœur comme sur un autel divin, je vous présente tous les ouvriers de l'Evangile pour que vous les remplissiez de votre Esprit par les mérites de ce divin Cœur.
    Vous savez, ô mon Bien-Aimé, tout ce que je veux dire à votre Père par votre divin Cœur. Je vous le dis en le lui disant, parce que vous êtes en votre Père et votre Père est en vous. Faites donc tout cela avec lui. Je vous présente toutes ces âmes en vous présentant la mienne; faites que nous ne soyons tous qu'une même chose avec toi.


L'Ursuline française du XVIIe siècle est bien la fille de la vierge de Brescia. Marie de l'Incarnation a été béatifiée le 22 Juin 1980.